Abstract
On propose une approche comparative, située au croisement de l’antropologie de l’imaginaire et de l’étude comparée des textes littéraires. On s’intéresse à quelques échos littéraires du motif descensus ad Inferos et, lié à celui-ci, du motif du rameau d’or, dans un corpus d’oeuvres ci-dessous précisées. Ce sont deux motifs – mythiques et initiatiques tout d’abord – de très ancienne origine dans l’imaginaire européen. Il y en a aussi des expressions pareilles dans d’autres cultures du monde, notamment celles du Proche Orient ancien.
Quant aux réminiscences de ces deux motifs entrelacés dans l’imaginaire littéraire (post)moderne, on envisage tout d’abord deux romans qui, de deux points de vue (semblables sans pour autant se confondre) envisagent les rapports de l’individu avec l’histoire, d’une part, et de l’histoire avec la fiction et le mythe, d’autre part. Il s’agit de la Montagne magique (1924) de Thomas Mann et de Creanga de aur [Le Rameau d’or] (1933) de l’écrivain roumain Mikhaïl Sadoveanu. Entre ces deux romans on peut voir un type à part de relation intertextuelle, plus précisément ce que Francis Claudon et Karen Haddad-Wotling veulent dire par l’« intertextualité triangulaire ». C’est l’Énéide de Virgile qui, comme tiers terme – ajouté à ces deux premiers –, y peut servir d’illustration. Une telle relation triadique, établie entre les oeuvres qu’on vient de citer, repose principalement sur les deux motifs du rameau d’or et de la descente aux Enfers.
On renvoie aussi à Briefing for a Descent into Hell [Une descente aux Enfers] (1971) de Doris Lessing; l’enfer de la maladie psychique y débouche sur une sorte de mal du siècle contemporain, et pousse le héros à se livrer à une quête quasi-mythique d’un (substitut de) rameau d’or. Au bout de cette épreuve – soumise, dans le roman, à une double lecture, en termes de la psychiatrie et d’une mythologie initiatique aussi – nous attend un héros qui fait figure de sage et de néophyte. On pense que sous son aspect essentiel, ce roman est une remise en cause des philosophies de l’immanence (de Nietzsche à Freud et à Marx) qui ont tellement marqué la (post)modernité.
Le Maître de Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov (dans Le Maître et Marguerite, 1928 – 1940, publié en 1966) traverse son enfer à lui : c’est toujours la maladie mentale, l’esprit ravagé d’un malheureux à qui le leadership de Moscou a interdit la publication. Le roman est une variation du mythe de Faust. Et en quelque mesure, un renversement du motif donna angelicata du Dolce stil nuovo, Dante y compris. Le roman de Boulgakov est imprégné – tout comme son modèle mythique, emprunté à Goethe – d’une vision dualiste, voire gnostique. D’autre part, l’histoire du Maître et de sa Marguerite reprend un grand thème dantesque: pas de rameau d’or chez Boulgakov; en tout cas, il n’y en a pas tel quel; pourtant, comme chez Dante, il y a un amour qui, par le rôle salutaire attribué à la femme, nous rappelle la tradition moyenâgeuse des Fedeli d’Amore (et son éventuel rapport à la mistique arabe). Tandis que chez Boulgakov, dans une fable essentiellement dualiste, c’est le Diable lui-même qui donne – en Deus ex machina – son petit coup de pouce au salut du héros.
Tous ces textes s’organisent autour du grand thème initiatique du salut : s’en sortir de l’enfer du monde et de la souffrance. En fin de compte, c’est le fondement sotériologique de plusieurs religions.